Après Wagner. L'enjeu n'est pas l'Ukraine, mais la fin de la suprématie américaine.
Pino Arlacchi, dont je n'ai pu trouver le texte français, a été une figure importante de l'ONU, dont il était sous-secrétaire et directeur du bureau des Nations unies pour le contrôle des drogues et la prévention des crimes (UNODC). Il était également conseiller du pool anti-mafia de Falcone Borsellino (les premiers juges qui ont jugé la mafia, le maxi-procès, et qui ont été tués par deux bombes en 1992). Mais surtout, il a été l'élève de Giovanni Arrighi, l'universitaire le plus brillant de l'école de la Théorie du système monde (World system theory). Je traduis cet article, l'un des nombreux articles d'Arlacchi sur la guerre en Ukraine, en le lisant à travers le schéma d'Arrighi sur le déclin hégémonique des États-Unis.
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(Une version raccourcie de cette analyse a été publiée dans "Il Fatto Quotidiano" du 06 Juillet 2023)
L'euphorie occidentale suscitée par l'échec de la mutinerie des mercenaires Wagner s'estompe, et la rébellion s'avère être une épreuve de force interne au sein de l'establishment militaire russe qui n'a ni affaibli ni renforcé Poutine. La situation sur le champ de bataille est également restée inchangée. L'Ukraine n'a pas réussi à tirer parti des effets de l'hubris du chef de Wagner, et l'objectif de percer les défenses russes et d'atteindre la mer d'Azov par le sud-est en coupant la route terrestre vers la Crimée semble de plus en plus éloigné.
Les termes sous-jacents du conflit reviennent donc sur le devant de la scène, avec une question qui domine toutes les autres.
Pourquoi, dans la guerre en Ukraine, le sort de ce pays et de ses habitants est-il la dernière chose qui compte ?
La confrontation militaire aurait pu prendre fin quelques semaines après son début, car en mars de l'année dernière, Poutine et Zelensky s'étaient presque mis d'accord sur le retrait des troupes russes en échange d'un engagement de neutralité permanente de l'Ukraine à inclure dans sa constitution. La proposition de paix - rédigée et signée par le chef de la délégation de Kiev - a été déchirée par Boris Johnson, qui est arrivé en Turquie pour informer Zelensky que le bloc euro-américain ne voulait pas de paix et poursuivrait les hostilités contre la Russie même si l'Ukraine signait l'accord. Les tentatives de négociation ultérieures de l'ancien Premier ministre israélien Bennett et du gouvernement turc ont connu la même fin.
Pourquoi une position aussi extrême et aussi cynique à l'égard de la population d'un pays écrasé par le choc des grandes puissances ? Pourquoi l'Occident a-t-il maintenu cette position sans faiblir, depuis le début de la guerre jusqu'à aujourd'hui, c'est-à-dire jusqu'au moment où la disparité des forces en faveur de la Russie commence à percer le brouillard de la propagande de guerre ? Depuis les succès ukrainiens de l'automne 2022, l'armée russe s'est considérablement étoffée. Plus de 300 000 soldats ont été mobilisés et tous les observateurs reconnaissent que les tactiques de guerre russes se sont considérablement améliorées. La supériorité de Moscou en matière d'aviation et de défense aérienne est écrasante, et ce ne sont certainement pas quelques dizaines de F-16 euro-américains qui changeront le cours du conflit.
Plus personne ne parle de victoire ukrainienne. Les tentatives de Zelensky de forcer la main des Etats-Unis en les entraînant dans l'envoi de troupes sur le sol ukrainien sont clairement rejetées par un Biden déjà en campagne, enclin à figer la situation en Ukraine dans les termes d'un "conflit gelé", un conflit gelé de type coréen. Un cessez-le-feu qui évite de perdre la face dans une négociation de paix et maintient indéfiniment la confrontation avec la Russie, face à une Ukraine démembrée et dévastée.
L'indifférence au sort de l'Ukraine tient au fait que l'enjeu ultime n'a rien à voir avec un malheureux pays qui s'est retrouvé dans le hachoir de la grande histoire. Il n'a pas non plus à voir, au fond, avec la Russie. Celle-ci a été élue diable du jour parce qu'elle incarne les exigences de l'Ennemi parfait. Une altérité éprouvée par un demi-siècle de guerre froide à combattre à nouveau pour retarder la fin de l'empire américain.
L'élite américaine est bien consciente que son temps est révolu et que le monde est multipolaire depuis un bon nombre d'années. Les États-Unis dominent la planète depuis 1945, agissant comme un gouvernement mondial qui a vendu son propre pouvoir et celui de ses alliés comme un bien commun.
Ayant atteint l'heure du déclin, Washington cherche aujourd'hui à retarder sa phase terminale en utilisant les moyens à sa disposition. Et en faisant payer ses sujets et ses alliés, autant que faire se peut. À commencer par les Européens, entraînés dans une bataille contre la Russie qui devrait bientôt se retourner, dans les intentions de Washington, contre le trophée le plus convoité, la Chine.
Mais la République populaire est désormais une puissance mondiale, qui a dépassé le PIB américain en termes de parité de pouvoir d'achat depuis 2012. Une puissance pacifique, qui commerce tranquillement avec l'Europe et dialogue avec le reste du monde. Et réciproquement. La réticence des Européens à se laisser entraîner dans une confrontation économique et politique avec Pékin est palpable. Il est donc difficile d'imaginer une OTAN prenant le parti de la Chine sur la question de Taïwan.
Pour en revenir à la guerre en Ukraine, il est clair qu'elle transcende les positions sur le champ de bataille. Ce qui est en jeu en Ukraine, c'est le moment et la manière dont les États-Unis se retireront de la timonerie.
On disait que l'élite américaine était consciente du déclin de son empire. Lorsque le directeur de la CIA déclare que les Etats-Unis ne peuvent plus prétendre s'asseoir à la tête de la table mondiale, cela signifie que des contre-stratégies sont déjà en place.
La majorité des hommes politiques américains acceptent la réalité des choses et se divisent en deux camps. Au premier appartiennent ceux qui croient pouvoir freiner indéfiniment la chute en engageant les Européens dans un bras de fer avec la Chine, la Russie et le reste du monde sur la base de la division entre démocraties libérales et autocraties. Je parle des soi-disant libéraux internationalistes qui sont les héritiers de l'ordre post-Bretton Woods - bien représentés par Biden - prêts à utiliser les instruments coercitifs de la suprématie américaine - le dollar, les sanctions et les forces armées - dans n'importe quelle partie du monde où leur utilisation est nécessaire.
Il y a ensuite les néo-isolationnistes à la Trump qui attribuent le déclin des États-Unis à l'expansionnisme étranger, aux guerres effrénées et à la dette qu'elles ont générée et qui a dépassé le double de leur PIB. Ils estiment que l'Amérique doit penser à elle-même, protéger ses intérêts fondamentaux et reconstruire ses infrastructures et son appareil de production décrépis, tout en cessant de payer pour la sécurité des alliés qui sont devenus plus riches qu'elle.
Il ne s'agit pas de pacifistes. Ces personnes ne sont pas opposées par principe aux interventions armées à l'étranger. S'il s'agit de faire un gros coup au détriment d'un pays détenteur de ressources stratégiques - comme le Venezuela - ou de nuire aux intérêts d'une puissance rivale comme la Chine par l'usage de la force, pourquoi pas ?
Ce qui compte, c'est de ne pas gaspiller d'argent dans des aventures sans retour immédiat et de se concentrer sur les menaces les plus redoutables. Qui, aux yeux de Trump et de ses partisans, ne viennent pas de la Russie de Poutine, mais d'une puissance concurrente et montante. Si ce point de vue parvient à s'imposer lors de l'élection présidentielle de l'année prochaine, la question cruciale sera de savoir si la disparition définitive de l'empire nous coûtera ou non de nouvelles Ukraines [d'autres guerres dévastatrices comme celle que connaît aujourd'hui l'Ukraine].
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