Le "totalitarisme", triste histoire d'un non-concept


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par Vladimiro Giacchè

La contraddizione, 2005

Comme les guerres de Bush, le lexique idéologique contemporain est également animé par la lutte entre le Bien et le Mal. Une lutte sanglante dans laquelle nos alliés, le "Marché", la "Démocratie" et la "Sécurité" sont opposés à deux ennemis mortels : le "Terrorisme" et le "Totalitarisme" - mutuellement complices, et de moins en moins distinguables l'un de l'autre. Comme il est logique, l'exécration générale entoure ces deux tristes personnages. L'épithète "Totalitaire", en particulier, est certainement l'une des insultes les plus populaires. Le ministre brésilien de la culture, Gilberto Gil da Caetano Veloso, a récemment été accusé d'avoir une "attitude totalitaire" lors d'une controverse sur la distribution de fonds publics.

Typique d'un État totalitaire" est, selon Vittorio Feltri, la décision (sacro-sainte) de Rifondazione d'expulser un conseiller municipal qui a d'abord défendu le droit de Di Canio à faire le salut fasciste, puis l'a imité pour le bénéfice d'un photographe d'un journal local. Et "totalitaire" est bien sûr aussi tout opposant à Berlusconi qui est surpris à prononcer les trois mots "conflit d'intérêts" sur un ton de reproche.


Il s'agit là d'utilisations grotesques du terme, mais significatives à leur manière.

L'utilisation du terme par l'ancien directeur de la CIA, James Woolsey, est encore plus significative : il a récemment déclaré qu'"une seule et même guerre" opposait désormais les États-Unis à "trois mouvements totalitaires, un peu comme lors de la Seconde Guerre mondiale". Les trois "mouvements totalitaires" seraient représentés par le baasisme (sunnites irakiens et syriens), par les "islamistes djihadistes scythes" (soutenus par l'Iran et liés au Hezbollah libanais) et par les "islamistes djihadistes d'origine sunnite" (c'est-à-dire les "groupes terroristes comme Al-Qaïda") [interview à Borsa & Finanza, 5.11.2005]. Une question se pose : qu'est-ce qu'un nationaliste arabe laïc, un fondamentaliste islamique chiite et un sunnite ont en commun aujourd'hui ? Pratiquement rien. Sauf une chose : le fait qu'ils s'opposent aux États-Unis.


En somme, est totalitaire celui qui s'oppose à l'Occident, et plus précisément aux États-Unis.

Rien de bien nouveau : c'est le cas depuis plus de 50 ans. En fait, la fortune du concept de "totalitarisme" est née dans l'immédiat après-guerre et s'explique par la nécessité politique de mettre dans le même sac les régimes communistes, qui représentaient désormais le nouvel ennemi de l'Occident, et le régime nazi qui venait d'être vaincu. Rétrospectivement, on ne peut que constater la pleine réussite de cette opération. Celle-ci a cependant connu plusieurs phases.

Étape 1 : "Nazisme = stalinisme" (H. Arendt)

La fortune de cette identification est largement due à l'ouvrage de Hannah Arendt Les origines du totalitarisme [Einaudi, Turin 2004]. Dans ce livre, publié pour la première fois en 1951, Arendt identifie les "systèmes nazi et stalinien" comme deux "variantes d'un même modèle" de politique : un modèle qui tend à la "domination totale" sur les personnes et à la "domination globale" au niveau planétaire [pp. LXIV et LXI, 539, 569]. Les éléments essentiels du totalitarisme sont l'"idéologie", comprise comme une clé absolue de la compréhension de l'histoire.


Les éléments essentiels du totalitarisme sont l'"idéologie", comprise comme la clé absolue de la compréhension de l'histoire (raciste dans le premier cas, "classiste" dans le second), la "terreur" (la véritable "essence du pouvoir totalitaire", qui affecte non seulement les opposants, mais aussi les "innocents") et le "parti unique" (curieusement, Arendt ne mentionne pas le pouvoir personnel absolu d'un dirigeant).

Le texte d'Arendt présente de nombreux points faibles. Il est verbeux, mais aussi déséquilibré dans sa structure. La documentation est très riche en ce qui concerne l'Allemagne nazie et, à l'inverse, extrêmement maigre en ce qui concerne l'URSS. Ce seul fait montre que l'archétype du concept arendtien de "totalitarisme" est l'Allemagne nazie, à laquelle on tente d'assimiler l'URSS.

L'établissement de parallèles pour le moins forcés, comme l'attribution à la Russie de Staline de la même tendance à la "domination mondiale" que l'Allemagne hitlérienne, en passant sous silence le fait que pendant toute la durée de la période stalinienne, l'Union soviétique a été attaquée et menacée (plus récemment par le réarmement des pays occidentaux et le monopole américain des armes atomiques) [ibidem, pp. 539, 569]. Cette thèse bizarre est liée à l'absurdité absolue selon laquelle le "bolchevisme" doit "plus au panslavisme qu'à toute autre idéologie ou mouvement" [pp. 310, 326].

Plus généralement, les critiques d'Arendt ont eu beau jeu de souligner à quel point l'"idéologie" nazie (à supposer que l'on veuille qualifier d'"idéologie" le patchwork antisémite délirant du Mein Kampf d'Hitler) est à des années-lumière de celle du communisme : nazisme réactionnaire et traditionaliste, communisme révolutionnaire et "héritier des Lumières et de la Révolution française" ; irrationnel pour le premier, rationaliste pour le second ; raciste pour le premier, internationaliste et universaliste pour le second ; affirmant l'existence d'une hiérarchie naturelle (entre les races et les individus) pour le premier, égalitaire et "niveleur" pour le second ; explicitement anti-démocratique pour le premier, affirmant une "démocratie réelle" allant au-delà de la démocratie "purement formelle" pour le second.

On dira que les principes sont une chose, leur traduction pratique une autre.
Mais la question est précisément la suivante : peut-on réduire à un seul concept une idéologie et une pratique de gouvernement explicitement fondées sur la terreur et la violence et une théorie (et une praxis) de l'émancipation qui déborde sur une praxis contraire à ses propres principes ? Car une chose est sûre : dans le nazisme, la correspondance entre la théorie et la pratique est parfaite, même et surtout en termes de terreur et de "domination totale". L'observation sincère de la "franchise éhontée de Mein Kampf" est obligatoire pour quiconque examine le phénomène nazi. Le nazisme exalte explicitement les concepts d'"organicité", d'"organisation totale", de "principe totalitaire". Et il les met scientifiquement en pratique. La preuve la plus éloquente en est représentée par la langue allemande qui, contrairement à la langue russe, a été complètement remodelée et déformée afin de légitimer et de rendre le pouvoir nazi "total" [voir n. 110].

A la lumière de ce qui précède, il est pour le moins singulier qu'Arendt ne soit pas sûre de pouvoir déterminer dans quelles années un "véritable" régime totalitaire était en place en Allemagne : Elle affirme parfois que l'Allemagne hitlérienne n'est devenue un régime "ouvertement totalitaire" qu'au début de la Seconde Guerre mondiale (donc en 1939) ; ailleurs, elle affirme que "ce n'est que pendant la guerre", et précisément "après les conquêtes en Europe de l'Est" (donc à partir de 1941), que "l'Allemagne a pu établir un véritable régime totalitaire" ; mais elle va aussi jusqu'à affirmer que "ce n'est que si l'Allemagne avait gagné la guerre qu'elle aurait pu connaître un régime totalitaire complet" [H. Arendt, La banalité du mal, Feltrinelli, Milan 1964, 2005, p. 76 ; Les origines..., cit. p. 430]. Si l'on pousse ces propos à l'extrême, on peut en conclure qu'un véritable régime totalitaire n'a jamais existé dans l'Allemagne nazie ! Résultat : Arendt crée la catégorie d'une forme spécifique de gouvernement irréductible à toute autre, l'applique à deux régimes, pour découvrir que dans celui qui représente son archétype, cette catégorie n'aurait en fait jamais été pleinement applicable !

La disparition de l'économie dans le "totalitarisme" d'Arendt

"Beaucoup de bruit pour rien", pourrait-on dire. Mais les efforts d'Arendt n'ont pas été vains. Au moins dans un sens : malgré tous ses défauts et ses incohérences, Les origines du totalitarisme a été un puissant outil de propagande anticommuniste au début des années 1950 (ce n'est pas un hasard si la CIA a généreusement subventionné sa traduction en plusieurs langues). La catégorie du "totalitarisme" a en effet permis - et permet - d'atteindre plusieurs objectifs idéologiques importants.

En mettant dans le même sac le nazisme et le stalinisme, on perd la spécificité de la barbarie nazie, on la relativise et on la "contrebalance" par une barbarie pour ainsi dire égale et opposée (dans les cas les plus extrêmes, comme le révisionnisme historique d'Ernst Nolte, on a même tenté de faire du "totalitarisme communiste" le coupable de la montée du totalitarisme nazi, justifiant ce dernier comme une réaction physiologique au premier). Ce n'est cependant pas le service le plus important rendu par le concept de "totalitarisme". Il s'agit plutôt de considérer et de classer le régime nazi en fonction de sa forme politique plutôt que de son contenu économique. Ce faisant, on "oublie" que le nazisme partage avec les "démocraties libérales" (pré et post-nazies) le fait d'être une économie capitaliste. Cet "oubli" rend presque inexplicable un phénomène embarrassant tel que la continuité absolue des classes dirigeantes économiques (et dans des cas non marginaux également politiques) entre l'Allemagne de l'Ouest "totalitaire" et l'Allemagne de l'Ouest "démocratique". Ce qui serait facile à expliquer si l'on admettait que la dictature nazie avait pour fonction de maintenir l'ordre économique existant (à l'époque et aujourd'hui) contre le danger révolutionnaire. Même si Arendt tente de l'exorciser, la relation organique entre le grand capital allemand et le nazisme représente le véritable fil rouge de la parabole historique de l'Allemagne hitlérienne, depuis ses débuts jusqu'aux camps d'extermination : comme le montrent, entre autres, les dizaines de milliers de prisonniers qui ont travaillé jusqu'à la mort pour I.G. Farben, Krupp, Siemens, etc. Le sujet est revenu à la une de l'actualité récemment, à l'occasion des procès intentés à BMW par certains survivants des camps de concentration. Ces cas ne sont pas isolés. Lorsqu'il y a quelques années, Degussa a été empêchée de participer à la construction du monument érigé à Berlin pour commémorer l'extermination des juifs en raison de sa compromission avec les nazis, d'aucuns ont fait remarquer que si ce critère était strictement appliqué, toutes les entreprises allemandes devraient être exclues.

Insister sur la nouveauté radicale du "totalitarisme" en tant que forme de gouvernement permet également d'oublier - ou en tout cas de placer résolument à l'arrière-plan - la continuité économique entre le régime nazi et les "démocraties libérales" antérieures. Mais ces lignes de continuité ne sont pas seulement économiques. Arendt elle-même identifie "l'âge de l'impérialisme" comme un facteur important dans l'incubation du totalitarisme. Elle montre comment les gouvernements "démocratiques" des pays impérialistes ont justifié leurs conquêtes coloniales par le racisme et ont massacré en masse les populations indigènes. Il rappelle qu'un fonctionnaire britannique a proposé de recourir à des "massacres administratifs" pour résoudre le problème indien et qu'en Afrique, d'autres fonctionnaires diligents (aussi diligents qu'Eichmann) ont déclaré que "des considérations éthiques telles que les droits de l'homme ne seront pas autorisées à faire obstacle" à la domination blanche. Et il conclut : "sous le nez de tout le monde, il y avait déjà beaucoup d'éléments qui, mis ensemble, auraient pu créer un gouvernement totalitaire sur une base raciste".

Mais il y avait aussi ses instruments les plus odieux : "même les camps de concentration ne sont pas une invention totalitaire. Ils sont apparus pendant la guerre des Boers, au début du siècle, et ont continué à être utilisés en Afrique du Sud comme en Inde pour les "éléments indésirables" ; on y trouve aussi pour la première fois le terme de " détention protectrice " qui a été adopté plus tard par le Troisième Reich". Dans ce cas, quelle est la nouveauté radicale du totalitarisme ? Selon Arendt, dans l'utilisation des camps de concentration, elle consisterait en l'abandon des "motifs utilitaires" et des "intérêts des gouvernants" pour entrer dans le domaine du "tout est possible". Absence de mesure, absolu : selon cette approche, le totalitarisme est un novum précisément parce qu'il est le "mal radical", le "mal absolu, impunissable et impardonnable". Ainsi, bien sûr, toute recherche de causes, tout élément de continuité historique avec les "démocraties libérales" passe au second plan : le totalitarisme nazi ne peut être comparé qu'à lui-même - ou à son prétendu "double" représenté par la Russie stalinienne. Ainsi, la possibilité de mettre le nez dans ce que l'on a appelé la fabrique européenne de l'Holocauste est tout simplement perdue. [cf. conversation E. Traverso - I. Vantaggiato, il manifesto, 11.11.2005].
"Absolu", "mystère", "folie" : dès que nous utilisons ces catégories, nous renonçons à comprendre. Lorsque, en août dernier, Ratzinger a défini l'extermination des juifs par les nazis comme un "mysterium iniquitatis", il a exclu la possibilité de comprendre ce qui s'est passé et de nommer les complices et les motifs de l'extermination. Le même résultat est atteint lorsque - comme le fait Arendt - la catégorie de la "folie" est utilisée comme clé pour comprendre ce qui s'est passé [Les origines..., cit., pp. 564-5].

Étape 2 : "Nazisme = communisme" (Friedrich/Brzezinsky et al.)


Malgré ses "mérites" idéologiques, le "totalitarisme" arendtien est rapidement devenu inutilisable. En effet, après la mort de Staline, la "terreur" qui, pour Arendt, était "l'essence du pouvoir totalitaire" s'est rapidement estompée en Union soviétique. En fait, Arendt elle-même a déclaré sans ambages qu'après la mort de Staline, "on ne peut plus définir l'URSS comme totalitaire". L'"idéologie" existait toujours, mais l'idée d'une "domination totale" fondée sur cette seule idéologie était plutôt invraisemblable. En outre, d'autres éléments du texte d'Arendt se prêtaient mal à un anticommunisme absolu : à commencer par l'opposition de Lénine à Staline et l'affirmation selon laquelle une alternative possible à Staline serait la poursuite de la Nouvelle politique économique (Nep) lancée par Lénine [ibid., pp. LXXIII et 441-3]. Il fallait quelque chose de plus fort. Et il vint : en 1956, Carl J. Friedrich et Zbigniew Brzezinski (oui, c'est lui) publièrent un nouveau livre sur le sujet, intitulé Totalitarian Dictatorship and Autocracy (Dictature totalitaire et autocratie). Dans cet ouvrage, le contrôle et la direction centralisés de l'économie ont été ajoutés comme l'une des caractéristiques du totalitarisme. L'objectif était donc d'inclure la Russie post-stalinienne, la Chine communiste et tous les pays d'Europe de l'Est dans le champ d'application des régimes totalitaires. (Cela a par ailleurs compliqué les choses en ce qui concerne l'identification du régime nazi en tant que régime totalitaire, mais ce n'était évidemment pas la préoccupation principale des auteurs).

Néanmoins, le problème de la disparition objective de la "terreur totalitaire" en Union soviétique n'était pas une mince affaire. Il a été résolu d'une manière très simple : en atténuant l'importance de la "terreur" pour le concept de totalitarisme - c'est-à-dire en changeant les cartes sur la table. Ainsi, dans la deuxième édition du volume susmentionné, édité en 1965 par Friedrich seul, on peut lire que dans le "totalitarisme mature", la terreur - qui avait été définie auparavant comme le "nerf vital du totalitarisme" - n'est présente que sous la forme d'une "terreur psychique" et d'un "consentement général" [sic !]. Et Brzezinski, qui considérait auparavant la terreur comme "la caractéristique la plus universelle du totalitarisme", va jusqu'à parler d'un "totalitarisme volontaire" [sic !] dans un nouveau livre paru en 1962 (Ideology and Power in the Soviet Union).

Dans le même temps, d'autres auteurs appuient sur l'accélérateur du concept d'"idéologie totalitaire", en élargissant son champ d'application. Ainsi, Talmon, dans Les origines de la démocratie totalitaire, dénonce comme "totalitaire" "l'idée même d'un système autonome d'où tout mal et tout malheur ont été éliminés" ; en clair : l'idée même d'une société sans classes est une aspiration totalitaire. Arendt avait d'ailleurs déjà affirmé que "le mal radical surgit lorsqu'on espère un bien radical". Un autre politologue américain, W.H. Morris Jones, a écrit en 1954 un essai intitulé "In Defence of Apathy", dans lequel il affirme que l'apathie exerce un "effet bénéfique sur le ton de la vie politique" ; en revanche, "beaucoup d'idées liées au thème général du devoir de voter appartiennent proprement au camp totalitaire [...] et n'ont pas leur place dans le vocabulaire d'une démocratie libérale".

Si ces positions semblent explicitement inspirées par des positions politiques de droite, on ne peut pas en dire autant d'un autre courant, plus tardif, de "chasseurs de totalitarisme" : il s'agit des théoriciens du post-modernisme. Ceux-ci, à commencer par Jean-François Lyotard, ont mis sur la sellette les "grands récits", c'est-à-dire les théories de l'histoire, et en particulier de l'histoire comme émancipation progressive de l'humanité. Dans ce cas, le "rêve totalitaire" serait représenté par l'idée même de pouvoir donner une lecture rationnelle et globale des événements historiques : ce qui aboutirait à un "modèle totalisant" et à ses "effets totalitaires, sous le nom même de marxisme, dans les pays communistes".

Phase 3 : "totalitarisme = communisme".

Avec l'effondrement de l'URSS et la chute du mur de Berlin, l'incroyable se produit : le "totalitarisme" soviétique, cet horrible Léviathan du XXe siècle, implose sans la moindre effusion de sang (les conflits "ethniques" qui ont explosé dans toute l'Europe de l'Est en voie de désintégration seront bientôt bien plus sanglants). L'horreur démoniaque supposée du "totalitarisme communiste" s'est transformée en une farce pathétique, bien symbolisée par le "coup d'État" de l'été 1991 en Russie (le "démocratique" Eltsine n'hésitera cependant pas à canonner le parlement peu de temps après). On pourrait s'attendre à des réflexions équilibrées sur le sujet. C'est le contraire qui se produit. Or, non seulement toute l'histoire des pays communistes est englobée dans la catégorie du "totalitarisme", mais le champ sémantique de ce concept est élargi au mépris du sens historique, disons-le, et même du ridicule. Il va jusqu'à tout englober : de l'ensemble du mouvement communiste à la Révolution française elle-même (la Terreur, pardi !); des États survivants du défunt "bloc socialiste" aux mouvements de libération du tiers monde luttant contre la privatisation des ressources de base de leurs pays respectifs, et ainsi de suite.

Selon cette conception "élargie" du concept, les tendances "totalitaires" nourrissent - peut-être inconsciemment - tous ceux qui luttent pour des formes de régulation de l'économie autres que le modèle libéral du "renard libre dans un poulailler libre" ; le modèle européen de protection sociale lui-même (à commencer par la soi-disant "économie sociale de marché" inventée par la Cdu allemande) devient suspect : pas question, l'odeur du soufre bolchévique s'y cache aussi. Mais les "rêves totalitaires" cultivent aussi tous ceux qui croient qu'il est possible de comprendre les dynamiques historiques à l'aide de la raison, tous ceux qui étudient les philosophies systématiques sans les abhorrer, tous ceux qui défendent les progrès de la science et de la raison (le fait même d'utiliser ce dernier terme au singulier dénonce d'ailleurs sans équivoque la mentalité intolérante et policière de ceux qui l'emploient). Par un singulier renversement de perspective, cet irrationalisme qui avait constitué le terreau fertile du nazisme, et que l'on aime aujourd'hui repeindre en "dénonciation des limites de la raison", est au contraire considéré comme l'expression d'une mentalité (post-)moderne, ouverte et tolérante. Avec lui, tous les éléments de l'"idéologie" nazie reviennent, mal embellis : racisme ("conscience de sa propre identité ethnique"), xénophobie ("fierté" et "autodéfense de l'Occident"), mythes du sang et du sol ("attachement à ses propres racines") ; et, surtout, anticommunisme viscéral : qui prend aujourd'hui le visage "démocratique" de la "dénonciation ferme de l'idéologie totalitaire".

Nous sommes entrés dans la troisième phase de l'histoire peu édifiante du concept de totalitarisme : il désigne désormais principalement, voire exclusivement, le communisme. On tente de faire en sorte que le "communisme" prenne la place occupée dans l'imaginaire collectif par le nazisme comme archétype du pouvoir totalitaire. La même dénonciation apparemment solennelle des "totalitarismes" du XXe siècle sert en fait à frapper le communisme, tandis que l'exécration du nazisme devient de plus en plus générique et rituelle. Et pour distinguer clairement le fascisme italien [ainsi que les fascismes hongrois, roumain, estonien, letton, lituanien, portugais, espagnol et grec], considéré avec bienveillance comme un autoritarisme "banal", on ne sait pas s'il est plus bon enfant ou plus maladroit. Singulière ironie de l'histoire, quand on sait que Mussolini voyait la nouveauté historique du fascisme dans sa capacité à "diriger la nation de manière totalitaire" et adoptait volontiers l'expression "État totalitaire" - ainsi que les gazages en Afrique, le tribunal spécial et les lois raciales en Italie... [cf. G. Gentile, B. Mussolini, Fascisme, in Enciclopedia Italiana (1932)].

Le document le plus significatif de cette phase est le projet de résolution sur la "Nécessité d'une condamnation internationale des crimes du communisme" soumis au Conseil de l'Europe en 2005. Dans ce document singulier, le terme "communiste" est régulièrement accompagné du terme "totalitaire" (la formulation privilégiée est "régimes communistes totalitaires", qui apparaît 24 fois dans la proposition) ; le nazisme est présenté, en passant, comme "un autre régime totalitaire du 20e siècle". Dans ce texte pour le moins déroutant, il est affirmé, s'agissant du Conseil de l'Europe lui-même, que "la protection des droits de l'homme et la primauté du droit sont les valeurs fondamentales qu'il défend" ; et pour confirmer cela, il est déploré que les partis communistes soient "légaux et toujours actifs dans certains pays". Elle espère que sa position encouragera "les historiens du monde entier" à "établir et vérifier objectivement le cours des événements" ; puis, pour encourager la liberté de recherche et d'enseignement, elle demande. "la révision des manuels scolaires".

Mais qu'est-ce qui motive la nécessité de cette déclaration ? Outre les motifs affichés (celui, paradoxal, de "favoriser la réconciliation"), les motifs réels filtrent ici et là : "il semblerait qu'une forme de nostalgie du communisme soit encore présente dans certains pays, d'où le risque de voir les communistes reprendre le pouvoir dans l'un ou l'autre de ces pays" ; et surtout : "des éléments de l'idéologie communiste, comme l'égalité ou la justice sociale, continuent de séduire de nombreux membres de la classe politique". Nous touchons là au cœur du problème : l'insatisfaction face à la situation actuelle et l'aspiration à l'égalité et à la justice sociale. Les vrais ennemis des "chasseurs communistes totalitaires" sont ceux-là. Aujourd'hui comme hier.

Hier sous le couvert des régimes communistes existants, aujourd'hui sous le couvert des régimes communistes disparus.

Un concept sans objet et "l'ennemi parmi nous

Mais le fait que le système des régimes communistes n'existe plus n'est évidemment pas sans rapport avec le sort du concept de "totalitarisme". Le fait qu'il ait perdu son objet n'est pas anodin : le concept de "totalitarisme" est désormais dépourvu de référent. Pour un concept sans objet, la vie n'est pas facile. Pour ne pas rester au chômage, il est contraint d'en chercher un. Il est vrai que l'élargissement sémantique du terme, un temps exploité dans une fonction anticommuniste, facilite la recherche d'objets de substitution. Désormais, "totalitaire" est tout et le contraire de tout : nous vivons sous le joug du "totalitarisme publicitaire", mais l'interdiction de la publicité pour les cigarettes est aussi totalitaire. La répression sexuelle des islamistes wahhabites est totalitaire, mais le "totalitarisme de la jouissance" imposé par les sociétés capitalistes occidentales aux individus atomisés n'est pas moins insidieux. Mais là, un problème se pose : quand un concept veut tout dire, il ne veut plus rien dire. La perte de tout ancrage sémantique signifie la mort d'un concept. Et c'est probablement le sort qui sera réservé tôt ou tard au "totalitarisme".

Pour l'instant, cependant, un résidu de sens lui reste attaché, et c'est le cauchemar de la "domination totale". Le cauchemar d'un pouvoir incontrôlé, d'une violence sauvage mais organisée, d'un langage asservi au pouvoir qui déforme et trouble la réalité, effaçant toute distinction entre le vrai et le faux. C'est là que réside l'efficacité propagandiste durable du concept. Mais ici, ironiquement, le "totalitarisme" peut nous rendre un service extrême : celui de nous aider à nommer les symptômes de la "domination totale" dans notre monde. Regardons !

La violence sauvage mais organisée, propre au pouvoir totalitaire, laisse des traces indéniables dans le langage actuel des seigneurs de la guerre américains. Celui-ci trouve une expression emblématique dans les propos de ce néo-conservateur américain qui, à la veille de l'attaque lancée par les troupes américaines contre Falloujah, a placé l'objectif d'"écraser Falloujah" en tête d'un programme politique ; le fait qu'il l'ait fait dans un article intitulé "Valeurs pour le monde entier" n'est pas seulement un hommage à l'humour noir, mais un signe révélateur de l'adoption d'un langage qui, comme celui des nazis, inverse systématiquement le sens des termes [cf. F. Gaffney, article dans National Review, novembre 2004]. Lorsque le général des Marines John Sattler a déclaré après coup que l'offensive contre Fallujah avait "cassé les reins des insurgés", ce n'est pas un hasard s'il a utilisé exactement les mêmes mots que Mussolini à propos de la Grèce : voilà un bel exemple d'invariant totalitaire (d'ailleurs de bon augure).

Mais venons-en à la langue asservie au pouvoir. Le texte classique à cet égard est le violent pamphlet anticommuniste 1984 [Mondadori, Milan 2005] écrit par le journaliste anglais George Orwell et publié en 1949 (là encore, avec un financement substantiel de la CIA ; après tout, Orwell lui-même était un espion britannique). Comme l'a souligné Maria Turchetto, relu aujourd'hui, c'est un roman d'une étonnante pertinence. Bien sûr, il n'existe pas aujourd'hui de "ministère de la vérité" comme celui de l'Océanie d'Orwell.
Toutefois, nous pouvons toujours nous consoler avec le "sous-secrétariat à la démocratie et aux affaires mondiales" du département d'État américain. En Océanie, "l'ennemi contingent incarnait toujours le mal absolu : il s'ensuivait que toute compréhension avec lui était impossible, que ce soit dans le passé ou dans l'avenir". Il en a été de même avec Ben Laden, puis avec Saddam : tous deux d'abord bons alliés, puis ennemis absolus de l'Occident. Mais cette circonstance fait que les alliances passées avec eux sont dissimulées, niées et démenties. De ce point de vue, la "mutabilité du passé" d'Orwell est déjà parmi nous. Le " bipensée " n'est pas moins présent : le slogan orwellien " la guerre c'est la paix " est, à y regarder de plus près, l'un des slogans fondamentaux de Bush concernant l'agression contre l'Irak ; à sa manière, même Fini, en déclarant que les soldats italiens en Irak étaient " morts pour la paix ", a montré qu'il l'avait bien assimilé. Encore une fois, le slogan du parti d'Orwell se lit mot pour mot : "Celui qui contrôle le passé contrôle l'avenir. Celui qui contrôle le présent contrôle le passé". Ceux qui doutent de l'applicabilité de ce slogan à notre présent sont chaleureusement renvoyés aux polémiques révisionnistes sur la résistance.

Bien sûr, il faut dire que les masses dans le livre d'Orwell étaient tenues à distance par des moyens très éloignés de ceux utilisés aujourd'hui. Il suffit de dire qu'au sein du ministère de la Vérité, "toute une chaîne de départements autonomes s'occupait de la littérature, de la musique, du théâtre et des divertissements en général pour le prolétariat. On y produisait des journaux de pacotille ne contenant que du sport, des nouvelles criminelles, des horoscopes, des romans d'amour, des films sexuels et des chansonnettes sentimentales" - tout de même - "composées par une sorte de kaléidoscope appelé "versificateur". Il ne manquait pas une sous-section entière consacrée à la production de matériel pornographique de la plus basse espèce". En général, les prolétaires décrits par Orwell s'en sortent beaucoup moins bien que les nôtres : en effet, "le travail pénible, les tâches ménagères et l'éducation des enfants, les querelles futiles avec les voisins, le cinéma, le football, la bière et surtout le jeu, limitent leur horizon". De plus, "les prolétaires, qui ne s'intéressaient pas beaucoup à la politique, étaient périodiquement la proie d'attaques de patriotisme", déclenchées par les bombes tombant sur les villes ; certains croyaient cependant - mais c'était un non-sens évident - que c'était le gouvernement lui-même qui lançait ces bombes, "pour maintenir les gens dans la peur" [pp. 29, 37, 46-7, 76, 156, 160].

Le thème du mensonge de l'ennemi extérieur est un classique de la littérature antitotalitaire, depuis Orwell. Le biographe d'Hitler, Joachim Fest, a récemment déclaré (à propos de la Russie de Staline) qu'"un régime totalitaire a toujours besoin d'un ennemi". Hannah Arendt avait également insisté sur l'utilisation de "conspirations mondiales imaginaires" comme instrument de mobilisation et de consensus pour les régimes totalitaires. Plus généralement, le thème du mensonge en politique a continué à l'intéresser même après ses travaux sur le totalitarisme. Et il l'a poussée à franchir une nouvelle étape, dont elle n'a peut-être pas mesuré les implications. Dans Origines du totalitarisme, elle avait examiné comment les régimes totalitaires parviennent à substituer un monde fictif au monde réel par le biais du mensonge systématique. Dans des ouvrages ultérieurs, il a examiné le rôle de la "politique de l'image", en se référant en particulier à celle des États-Unis dans le cadre de la guerre du Viêt Nam : l'"image", construite avec art par les médias, s'adresse à l'opinion publique d'un pays et fonctionne comme un substitut de la réalité ; grâce au pouvoir des médias, elle peut être si visible qu'elle est beaucoup plus importante (c'est-à-dire plus "réelle") que la réalité qu'elle est censée remplacer [voir p. 519-520 et p. 590], pp. 519-520, 597 et suivantes ; Politique et mensonges, Sugarco, Milan 1985, p. 98]. Or, il est évident qu'il n'y a pas de différence structurelle entre cette substitution de la réalité et celle qui est opérée dans les "régimes totalitaires" (il y a tout au plus une différence de degré : si le contrôle des médias n'est pas complet, l'opération de substitution peut échouer, ou échouer complètement). De cette manière également, le schéma de l'irréductibilité des phénomènes totalitaires est ignoré.

À ce stade, quiconque garde à l'esprit l'écran de fumée des mensonges et des tromperies mis en place - avec la complicité active des médias - par les États-Unis et leurs alliés "volontaires" avant et pendant l'agression contre l'Irak, aura du mal à rejeter avec indignation la définition tranchante que le sociologue américain Sheldon Wolin donne des États-Unis : "Totalitarisme inversé" - un totalitarisme de fait, recouvert d'un langage démocratique. On pourrait éventuellement objecter à cette définition que c'est précisément le langage "démocratique" de couverture qui représente une caractéristique totalitaire supplémentaire.

Dans ces conditions, il serait illusoire d'identifier un État - et même un super-État en pleine dérive autoritaire comme les États-Unis - comme le nouveau sujet de la "domination totale". La puissance inexploitée réside aujourd'hui ailleurs. Sur ce point, il est temps d'opérer une rupture décisive avec les élaborations du vingtième siècle sur le pouvoir (y compris l'élaboration foucaldienne), toutes hypnotisées par l'État. Le pouvoir non hypnotisé, au moins tendanciellement, et de plus en plus maintenant de facto, est aujourd'hui celui des grandes sociétés monopolistiques transnationales. Ce sont elles qui représentent aujourd'hui l'"institution totalitaire" par excellence. Tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. En interne, la tendance à la "domination totale" s'exprime dans l'autoritarisme, dans le contrôle de plus en plus total des temps et des processus de travail. En externe, elle se traduit non seulement par la persuasion publicitaire, mais aussi directement par la construction de l'individu-consommateur (dans les magasins d'une chaîne de supermarchés américaine vendant des jouets, des enfants poussent de minuscules chariots sur lesquels sont inscrits les mots " Client en formation Toys 'R Us ") ; et aussi par la subordination la plus complète de toute instance sociale, culturelle et environnementale au profit de l'entreprise. Certaines sociétés transnationales présentent clairement toutes ces caractéristiques "totalitaires". Prenons l'exemple de Wal-Mart, la chaîne mondiale de supermarchés basée aux États-Unis.

Rien qu'au cours des derniers mois, sur le plan national, on peut citer:
Interdiction de l'activité syndicale dans les supermarchés du groupe, (milliers) de violations du droit du travail, discrimination à l'égard des employées, exploitation des immigrés clandestins, exploitation des mineurs (avec un retour d'ascenseur grâce à un accord secret avec le ministère américain du travail), heures supplémentaires non rémunérées, proposition d'introduire des tâches physiques même pour les caissières (afin de sélectionner des employés en bonne santé), interdiction de la drague sur le lieu de travail. Sur le plan extérieur, le pouvoir monopolistique de Wal-Mart, qui peut ainsi fixer les prix payés aux fournisseurs, est une des causes de la faillite de nombreux fournisseurs, mais aussi des bas salaires en Chine (10% des importations chinoises aux USA, soit 12 milliards de dollars, vont dans ses supermarchés) ; quant au respect des traditions culturelles, la construction d'un supermarché en pleine zone archéologique de Teotihuacan au Mexique (où Wal Mart possède déjà 657 supermarchés) a fait scandale.


Les grandes entreprises sont désormais la véritable source et le sujet de la "domination totale". En attendant que les "chasseurs de totalitarisme" s'en rendent compte, de nombreux écrivains l'ont déjà fait. Plusieurs romans sur ce thème ont vu le jour ces dernières années : entre autres 99 Francs de F. Beigbeder, Profit de R. Morgan, Globalia de J. C. Rufin, Logoland de M. Barry, Le Capital de S. Osmont. Dans une critique collective de certains de ces livres, parue dans l'insoupçonnable Handelsblatt, on peut lire entre autres : "Ces livres sont unis par une vision terrifiante de la réalité. La politique a abdiqué. À l'État s'est substitué le pouvoir des grandes entreprises, aussi inexorable que totalitaire".

C'est dans les grandes entreprises que s'incarne désormais ce "pouvoir total du capital" dont parlaient Horkheimer et Adorno dans une page célèbre de la Dialectique des Lumières [Einaudi, Turin 1966, p. 126]. La criminalisation, sous l'accusation de "totalitarisme", des positions de critique sociale et des rapports de propriété sert précisément à renforcer et à perpétuer ce pouvoir.

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