Universel et particulier

 

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Décembre 2023

Stefano Azzarà

Qu'est-ce que la droite ? Qu'est-ce que la gauche ? Et que peut nous apprendre la résistance allemande à Napoléon au XIXe siècle sur ce qui se passe dans le monde au XXIe siècle ? Stefano Azzarà, professeur d'histoire de la philosophie à l'université d'Urbino et élève de Domenico Losurdo, explique pourquoi cette distinction a encore un sens, ce qu'elle cache et où elle nous mène.

Pour comprendre les conflits cruciaux de notre époque d'un point de vue philosophique, il est nécessaire, au préalable, de réaffirmer une chose qui n'est plus aussi évidente aujourd'hui, à savoir que la distinction entre la droite et la gauche, née avec la Révolution française et restée en vigueur tout au long du XXe siècle, a toujours un sens et que ces catégories sont encore utiles et même indispensables. Bien sûr, nous savons que depuis de nombreuses années, des tendances politiques très différentes soutiennent que ces catégories n'ont plus de sens, que la droite et la gauche n'existent plus, qu'elles se sont mélangées ou qu'elles ont été supplantées. Nous savons également qu'il est proposé de les remplacer par d'autres catégories, telles que le haut et le bas, ou l'élite et le peuple. C'est ce que l'on appelle la proposition populiste, qui a sans doute son attrait, mais qui est erronée et ne fonctionne pas.

Elle ne fonctionne pas d'abord parce que le "peuple" du populisme - le peuple en tant que tel, considéré comme une unité compacte et indifférenciée - n'existe pas. Il est, au contraire, constitutivement divisé, c'est-à-dire articulé et déchiré par des relations de subordination et de domination. En ce sens, le "99%" imaginaire n'existe pas, parce que dans ce "99%", qui comprendrait ceux qui sont exclus de l'élite mondiale plus étroite, nous trouvons autant le ouvrier agricole que le patron qui le contrôle par le biais d'une application, autant l'ouvrier que le caporal qui lui fait cracher le sang au nom du propriétaire terrien ; de sorte que la prétention à représenter ce "peuple" imaginaire finit inévitablement, à long terme, par englober la représentation des intérêts de la partie la plus forte du peuple, puisque l'effort pour effacer les classes sociales ne peut qu'échouer face à la réalité de leur dureté ontologique.

Deuxièmement, elle ne fonctionne pas parce qu'elle rend littéralement impossible la saisie de la tendance historico-politique fondamentale de notre époque : la défaite des classes subalternes dans le conflit de classe de la fin du 20ème siècle, qui a conduit à la fin de la démocratie moderne et à un gigantesque glissement général vers la droite du cadre politique. La proposition populiste empêche de saisir précisément cette dynamique, qui est alors l'essentiel. Et ce faisant, pourrait-on ajouter, elle évacue de fait la réalité même de la lutte des classes, qui n'est d'ailleurs pas reconnue ni prise au sérieux par les populistes ou ceux qui répliquent le discours populiste.

Les catégories de droite et de gauche sont donc toujours valables et nécessaires pour comprendre notre époque. Cependant, comme il s'agit de catégories qui identifient un projet politique et qui sont de nature historique, leur signification se déplace dans le temps en fonction des conflits cruciaux et des rapports de force sociaux et doit donc inévitablement être redéfinie par rapport aux changements qui ont eu lieu de la fin du 20e siècle à aujourd'hui. En quoi consiste donc aujourd'hui la distinction entre la gauche et la droite ? Comment redéfinir concrètement ces catégories ? Les propositions sont nombreuses, mais il faut veiller à ne pas passer d'un contraire à l'autre et à ne pas tomber dans une autre erreur, aujourd'hui en vogue chez les critiques du populisme : celle selon laquelle la gauche et la droite seraient respectivement référençables aux concepts d'égalité et de liberté.

La recherche de l'égalité, en fait, peut facilement se mêler à l'exercice de la discrimination la plus brutale à l'encontre de ceux qui ne sont pas admis dans l'"espace sacré" des égaux. Pensez à la naissance et à la construction des États-Unis, avec la présence de formes d'égalité même avancées au sein de la communauté blanche, mais coexistant avec le génocide des indigènes et l'esclavage racial des Noirs. L'égalité n'est donc pas univoquement synonyme d'émancipation, mais peut à son tour être entrelacée avec des formes de marginalisation encore plus vicieuses. D'autre part, il ne serait pas non plus judicieux de donner le drapeau de la liberté et de l'individu à la droite, qui pense certes les idées de liberté et d'individu mais - et cette considération s'applique également au libéralisme - n'est pas en mesure de les penser dans une clé universelle, mais dans une dimension inexorablement particulière et exclusive.

Universel et particulier, donc, universalisme et particularisme : tel est le couple conceptuel auquel la distinction de la gauche et de la droite finit inévitablement par être rattachée. La gauche est cette partie philosophique, culturelle et politique qui reconnaît le concept universel d'homme et qui, reconnaissant la réalité au moins politique des concepts universels fondamentaux, est donc capable de se libérer de l'immédiateté et de penser le processus historique comme un projet de construction du genre humain, sous le signe d'une liberté conçue dans une dimension universelle. La droite, en revanche, est cette partie philosophique, culturelle et politique qui, restant liée à l'immédiateté, nie le concept universel de l'homme, nie le projet de construction du genre humain, nie la réalité politique des concepts universels et les dissout dans une perspective nominaliste ou relativiste qui finit par coïncider avec l'apologie des rapports de force existants. Et qui reste attachée à des formes d'identité qui coïncident avec des catégories particularistes parfois même naturalisées, comme celle de "communauté" comprise dans le sens régressif de Gemeinschaft.

Cependant, cette première définition ne suffit pas. Pour ne pas rester à la surface des choses, il faut introduire une variante, une complication, pour comprendre laquelle il faut se référer à un moment historique extrêmement intéressant : l'invasion de l'Allemagne par la France napoléonienne et les Befreiungskriege, c'est-à-dire les guerres de libération qui s'en sont suivies.

Avec Napoléon, la France, de pays révolutionnaire qui avait renversé le féodalisme et de république démocratique qui avait subi l'agression de l'Ancien régime, est devenue à son tour une puissance impériale agressive qui a soumis d'autres peuples, de sorte que les idées mêmes de la Révolution française, les principes universels et les droits de l'homme, sont devenues des armes de légitimation idéologique de cette agression. La déception sera grande, surtout en Allemagne, où la Révolution française avait suscité une attention profonde et des espoirs considérables de renouveau chez toute une génération d'intellectuels, ainsi qu'une large sympathie de la part des masses. De cette déception naîtra un mouvement de résistance à l'étranger qui, tout en présentant des traits progressistes - parce qu'il s'agissait d'un mouvement de libération et parce qu'il parvenait à unir les intellectuels, les classes moyennes et même les classes populaires - inversera l'enthousiasme initial pour la Révolution et ses idéaux universalistes en une réaction de rejet total.

C'est alors que se développe une véritable gallophobie qui est aussi une teutomanie : aux idées "françaises" s'oppose désormais le mythe de la pureté et de l'authenticité germaniques, de l'identité de la nation, à préserver et à maintenir intacte dans sa spécificité contre toute contamination par l'étranger. En d'autres termes, l'opposition à Napoléon et à la juste lutte pour la libération des territoires allemands de l'occupation prend rapidement la forme d'une négation indéterminée et immédiate : d'un rejet de l'universalité en tant que telle et, en réaction, de l'adoption d'une perspective entièrement particulariste. Une perspective qui remet en cause non seulement Napoléon mais aussi la Révolution ; non seulement la Révolution mais aussi la modernité en tant que projet rationnel d'émancipation.

Comment expliquer ce phénomène où droite et gauche semblent se confondre et où un mouvement potentiellement progressiste prend une direction réactionnaire ? Nous sommes face à un renversement très caractéristique de la dialectique de l'histoire : dans sa tension fanatique, l'universalisme français se pensait comme un universalisme absolu, libre de toute contrainte, de toute condition, donc comme une forme d'universalisme abstrait, valable pour tous les peuples et toutes les nations, en tout temps et en tout lieu. En d'autres termes, l'universalisme révolutionnaire se pense et agit de manière immédiate. C'est-à-dire qu'il supprime les médiations, le travail du négatif, en prétendant s'imposer ici et maintenant à l'ensemble du monde. L'universalisme révolutionnaire, à ce stade, s'est transformé et a changé de sens : il est devenu un universalisme agressif, un universalisme impérial. Et c'est précisément à cause de cette prétention à l'absolu qu'il s'est inversé en une forme de particularisme, passant de la gauche à la droite.

Cet universalisme impérial provoque inévitablement une réaction de signe opposé, de type particulariste et fondamentaliste, qui oppose à cette immédiateté une immédiateté encore plus grande, et qui est donc encore plus à droite. Une réaction qui ne conteste pas cette fausse universalité agressive, mais l'universalité en tant que telle et toute perspective de construction du genre humain, et qui le fait précisément au nom de la particularité des peuples. Nous sommes donc confrontés à deux types de droite : à la fois la réaction particulariste et fondamentaliste des fanatiques de l'identité germanique, et l'universalisme révolutionnaire devenu agressif dans son immédiateté.

Mais ce n'était pas seulement le cas de la France et de l'Allemagne à l'époque napoléonienne, mais aussi celui de notre génération. À la fin de la guerre froide, l'universalisme libéral-démocratique triomphant de l'Occident s'est senti légitimé à considérer ses valeurs comme absolument valables et à les imposer au monde entier, ce qui a donné lieu à une agression impériale sur le plan culturel, idéologique et même militaire. Comme à l'époque napoléonienne, l'universalisme impérial a été immédiatement contré par une réaction particulariste qui - à la périphérie de l'empire mais aussi en son centre, parmi ceux qui n'ont fait que subir la gestion néolibérale de la mondialisation, comme les classes moyennes, les classes subalternes, les petits entrepreneurs - a donné naissance à une nouvelle vague de droite, à savoir les mouvements populistes et souverainistes qui contestent l'universalisme implicite des tendances dites "mondialistes" et lui opposent une revendication de la primauté de l'identité particulière immédiate des nations ou des civilisations. Une vague de droite qui, entre autres choses, a également fini par attirer dans son cercle d'hégémonie de nombreux milieux auparavant orientés à gauche qui, orphelins de toute perspective politique autonome, ne trouvent refuge que là où c'est le plus facile, à savoir dans la défense des formes plus stables d'identité et des valeurs traditionnelles menacées par le "mondialisme" et perçues comme des tranchées au moins culturelles de résistance à un monde qui change à une vitesse vertigineuse.

Nous avons donc affaire à deux droites. Mais aujourd'hui comme hier, l'alternative à la droite de l'universalisme impérial n'est pas le rejet de tout universalisme. C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas de répondre en allant encore plus à droite vers l'intégrisme, en opposant à l'immédiateté du fanatisme libéral-démocrate une forme d'immédiateté encore pire parce que naturaliste. La réponse réside au contraire dans la construction d'un nouvel universalisme, un universalisme authentique, accompli et concret, c'est-à-dire un universalisme conscient de la totalité et qui conçoit le concept universel de l'homme et des droits de l'homme comme un résultat, comme un projet à construire dans l'histoire de manière partagée, sans imposer ses propres valeurs aux autres peuples et en partant de la reconnaissance de la coexistence des nations et de leurs particularités. Dans une voie coopérative qui part de l'idée de coexistence pacifique et coïncide avec un jeu à somme positive qui, en poursuivant l'unité du genre humain, fait également allusion au projet d'une autre mondialisation possible.

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